samedi 9 octobre 2010

Zone Est de Marin Ledun

Le sixième roman de Marin Ledun sera disponible le 13 janvier prochain, aux éditions Fleuve Noir.

En attendant la quatrième de couverture, en voici un extrait (Source: le blog de l'auteur)

La Zone Est est une immense zone urbaine et industrielle de deux cents vingt kilomètres du nord au sud, sur à peine quatre-vingts de l’est à l’ouest. Coincée entre les Alpes et le Massif Central, elle s’étend sur un territoire recouvrant jadis l’agglomération lyonnaise et la périphérie sud d’Orange, bien que ces villes ne renvoient plus aujourd’hui qu’à des noms fantomatiques tirés des livres d’histoire. Magma d’usines, de barres de béton gavées de centres commerciaux, d’habitations et de bureaux, et de landes stériles, elle n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’on appelait la Vallée du Rhône. La source s’est tarie et l’eau du fleuve a cessé de couler depuis longtemps. Son cours a été terraformé depuis, et abrite des centaines de mètres d’étages enfouis et de tunnels dédiés à l’agriculture biogénétique. Trois millions d’êtres humains à nourrir, à soigner et à panser. Plus de deux millions de travailleurs, et quelques électrons libres comme moi, suffisamment chanceux pour aller et venir où bon leur semble, au rythme des contrats et au cœur de la nuit artificielle.
Son nom rappelle qu’à une époque, désormais révolue, les autorités en charge d’ériger le Mur et de nous isoler du reste d’un monde en dégénérescence ont caressé le projet d’un élargissement à l’ouest sur une surface équivalente, au-delà des Monts Lozère. J’avais sept ans quand les premières dalles de béton se sont dressées dans le ciel, à l’assaut des nuages. Depuis, personne ne sait comment a évolué le reste du monde, et vu les ravages causés par le virus pendant les mois qui ont précédé la fermeture totale de la Zone Est, et les dix années nécessaires à les endiguer puis les réparer qui ont suivi, je doute que quiconque ici ait envie de vérifier par lui-même. L’idée paraîtrait d’ailleurs incongrue, dans un espace vital où les frontières du Mur font office de fin du monde. Un peu comme quand les hommes croyaient la terre plate et redoutaient que leurs bateaux, trop avancés sur la ligne de l’horizon, ne tombent dans l’espace, dans le vide ou dans les flammes de l’enfer. Quiconque est né avant le Mur et lui a survécu sait de quoi je parle.
Et ceux qui sont venus au monde après ne l’imaginent même pas.
Le gouvernement des quinze a pris notre destinée en main quelques minutes après que le nanovirus ait échappé aux chercheurs de Toulouse, de Grenoble et de la proche banlieue parisienne. Le 18 décembre 2010, à treize heures et cinquante-quatre minutes exactement, pour une raison ignorée de tous, les expériences menées depuis des années sur le nanomonde ont toutes abouties à la même catastrophe. Comme si l’horloge interne des nanoparticules était réglée sur cette date depuis toujours. Comme si ce jour était gravé dans le marbre, quelque part entre deux photons et une chaîne génétique. Réactions en chaîne, mutations rapides, explosion des principales centrales nucléaires encore en activité dans le monde, rupture de toute activité électrique et magnétique, arrêt des télécommunications, chute des satellites et j’en passe. Les nanovirus se sont multipliés et répandus au gré des vents et de la matière vivante aussi sûrement que le microbe de la grippe aviaire dans un élevage de canards touchés par une épizootie. En mutant au contact de leurs hôtes, les nanovirus se sont attaqués en quelques heures aux organes du règne vivant, flore et faune. J’ai vu des hommes hurler, le cerveau et le foie rongés par des bactéries minuscules, avant de s’effondrer, terrassés en quelques minutes à peine. Des corps brûlés vifs par moins dix degrés, des membres pousser en dépit des lois de la nature, des femmes à deux têtes, des mômes à quatre jambes. J’ai moi-même perdu la vue et la plus grande partie de mon système digestif des suites de la contamination.
Pour autant que je sache, de ces villes et des millions d’habitants, d’animaux et de plantes qui vivaient à proximité, il ne reste rien.
Le reste est affaire de génétique aléatoire.
Et de chance.
Dans les années qui ont suivi, la seule préoccupation des survivants a été de tenir jusqu’au jour suivant, sans trop s’inquiéter du sort du reste de la population mondiale. Officiellement, aucun humain biologique n’a survécu en l’état.
C’est du moins ce que je croyais encore dix minutes plus tôt, dans cette ruelle de la périphérie sud.

Frédéric Fontès

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